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ESKROKAR Escroc mais pas trop Texte de
Jean-Noël Basmin À Shattrath, sanctuaire du célèbre
MMORPG World of Warcraft, on trouve
un vendeur de babioles appelé Eskrokar. Comme son nom le présage, il s’agit
d’un escroc et ses objets, aussi séduisants qu’onéreux, ne servent
strictement à rien. Séduisant, bien qu’inutile et hors de prix, ne serait-ce pas là une possible définition de l’objet d’art ? Art
contemporain et escroquerie, le débat revient régulièrement au vu du
bien-fondé de certaines œuvres dans leur rapport « qualité/prix »
(comme on dit dans le jargon du commerce). Adopter ce pseudo d’Eskrokar en
tant qu’artiste, c’est nécessairement vouloir interroger ce singulier
rapport de l’art à l’escroquerie, à savoir : en jouer, le détourner, le
mettre en scène dans des situations et des dispositifs originaux, parodiques
voir satiriques, parfois à la frontière de la vraie escroquerie, flirtant sur
cette limite toujours labile, fuyante, ultra contextuelle. Ce n’est pas un hasard si
Marcel Duchamp – escroc génial de l’art du XXe siècle – se trouve
cité à plusieurs reprises dans l’œuvre d’Eskrokar, à commencer par cette Joconde quasiment en tout point
semblable à l’originale exposée au Louvre, si ce n’est son titre : non
pas L.H.O.O.Q. comme pour Duchamp,
mais La Con de Jo, titre verlan
pour le moins subversif, l’inversion des syllabes faisant écho à l’inversion
du tableau lui-même (erreur fatale de certains livres d’art bon marché), Mona
Lisa – ou devrais-je dire Namo Sali – posant désormais son regard
« ailleurs », prêtant du même coup à son énigmatique sourire une
autre « raison d’être ». Duchamp, également, derrière
ce ready-made façon XXIe siècle, citation textuelle de la première
œuvre duchampienne de ce type, Roue de
bicyclette (1913), constituée d’une roue métallique montée sur un
tabouret en bois peint. Tandis que Duchamp choisit des objets au rebut, notre
artiste sélectionne le plus « tendance » dans chacun des deux
domaines convoqués, le sport et le design, donc non pas des objets d’hier,
mais des actualités, disons même des « nouveautés » qui, cependant,
passeront en peu de temps dans ce domaine du rebut et bien plus vite que les
objets duchampiens étant donné la rapidité avec laquelle apparaît le
« démodé » et l’« obsolète » dans notre société de
consommation. Escroc, notre artiste
l’est-il lorsqu’il met en vente sur le site d’enchères en ligne eBay une pomme légèrement croquée, en
prétendant qu’il s’agit là de l’« authentique pomme d’Adam » et en
précisant non sans humour « objet d’occasion ayant déjà
servi » ? Assurément, au vu du prix ! Car ce n’est qu’une
pomme, rien qu’une pomme, l’artiste n’ayant à aucun moment cherché à donner
une aura de préciosité ou de mystère à son objet : « what you see
is what you see ». Pourtant, ne peut-on pas envisager un collectionneur
séduit, non pas au premier degré par ce qui est sensé être mis en vente,
l’authentique pomme d’Adam, mais au second degré par la démarche de
l’artiste, notamment cette absence d’aura de la soi-disant relique mise en
vente, laquelle fait écho à la dissipation de l’aura de l’œuvre d’art dans sa
médiatisation excessive, sa virtualisation et sa marchandisation. Cette question du
« faux » et de sa valeur (esthétique et marchande) semble
passionner Eskrokar au point qu’il la littéralise dans son œuvre Faux Montesquieu, laquelle consiste en
un faux billet de banque retiré du marché
monétaire pour intégrer le marché
de l’art. Telle une allégorie, l’objet nous renvoie directement à la
facticité de l’art, copie de copie selon Platon. Car ce faux billet n’est-il
pas au fond la « représentation réaliste » d’un vrai billet tel qu’il
circulait dans la réalité, une représentation faisant illusion… jusqu’à un
certain point. Cette facticité peut également évoquer les nombreuses
histoires de faussaires en peinture et de ce fait, l’objet, par un étonnant
retournement de situation, acquiert une aura nouvelle (que ne possède pas le
vrai billet) de par son histoire : fabrication illégale, objet issu du
milieu du crime, de la mafia… terreaux fertiles pour notre imaginaire
(cinéma, polars, etc.). |
D’une manière générale, le
« travail » d’Eskrokar se veut minimaliste quant aux moyens mis en
œuvre pour arriver à l’objet final, l’œuvre, laquelle met souvent en relief
une évidence, mais au sein d’un dispositif
tel que le spectateur est invité à approfondir la réflexion dans des méandres
plus subtiles. Ainsi par exemple,
cette photographie intitulée Le Seul
véritable autoportrait photographique qui, à partir d’une
réflexion primaire et certes réductive (l’appareil comme seul véritable
auteur de l’image), interroge la nature et les spécificités de son médium. De
même, l’objet miroir tel qu’il est mis en scène dans Do Not Cross, enrubanné
d’une rubalise de police servant à délimiter une scène de crime, prend une
toute autre dimension : son intériorité virtuelle (le reflet) se voit désormais suppléée par une
ouverture réelle à la fois attestée
et interdite par l’injonction policière, limite invisible à ne pas franchir,
monde parallèle aux dangers innombrables… car en effet, que symbolise le
miroir si ce n’est notre imaginaire, notre inconscient peuplé de monstres,
crimes, viols et autre fantasmes pervers ? La fiction – prolongement du fantasme – est une autre dimension essentielle dans l’œuvre d’Eskrokar,
telle qu’elle peut s’instaurer par une action simple consistant, dans une
salle d’exposition entièrement vide, à
scotcher sur une porte close un feuillet sur lequel est écrit « ne pas
ouvrir, c’est un piège » :
action minimale (tenant aussi de l’escroquerie artistique) qui
interroge et met en garde directement le spectateur qui, n’ayant par ailleurs
rien d’autre à se mettre sous la dent, ne peut que focaliser sur cette porte. Mais qu’y a-t-il derrière ? Une
fiction s’instaure… De même, dans son installation vidéo The End, ce sont des
œuvres de fiction que l’artiste s’approprie : vingt films américains
noir et blanc des années 60 sont
diffusés en VHS sur autant de téléviseurs, en mode pose sur le carton
« The End ». Les fins dont il est question ici – fin d’une histoire, fin d’une aventure, fin d’un drame
– sont mises à l’épreuve de leur support magnétique, les bandes
s’usant au fil des heures/jours qui passent, jusqu’à rendre l’âme définitivement, une fin réelle, matérielle, se
substituant ainsi à la fin de chaque fiction, les images disparaissant
une à une sur les écrans au profit d’un « bruit blanc » (neige). La poésie enfin n’est pas en
reste, toujours avec la déconcertante simplicité qui caractérise cette œuvre : pour preuve, cette petite sculpture
vivante intitulée Les Fourmis savent
remonter le temps. Jouant sur le code de l’objet (mesure du
temps), l’artiste prouve par le fait la capacité de ces petites bestioles à
remonter le long d’un sablier, autrement dit, si l’on s’en tient au code, à
circuler du présent vers le passé. Cette
simplicité inhérente à la poésie, supposant un dépouillement volontaire, Jean
Cocteau l’a nommée
« franchise » ou encore « loyauté ». Appliqués à un
artiste ayant investi le pseudo d’un escroc, ces deux termes peuvent
sembler pour le moins paradoxaux. Mais c’est précisément dans le paradoxe que
s’inscrit l’œuvre d’Eskrokar. Le philosophe et logicien Bertrand Russell
écrivait : « Le bon sens, quoi qu’il fasse, ne peut manquer de se
laisser surprendre à l’occasion. Le but de la science est de lui épargner cette surprise et de créer des processus
mentaux qui devront être en étroit accord avec le processus du monde
extérieur, de façon à éviter, en tout cas, l’imprévu ». N’est-ce pas
précisément l’inverse auquel invite
l’art, dans sa recherche de l’imprévu, de l’insolite, de l’étrange, de
l’impossible… C’est bien en tout cas à cela qu’encourage l’œuvre
d’Eskrokar et qui en fait toute la « valeur ». Un bon escroc est un farceur ironique qui se joue de la distraction, de l’impertinence, de la naïveté ou
de la nervosité de ses contemporains. Henri
Jeanson |
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